Forgés, programmés et formatés par nos Créateurs, l’étincelle de l’autodétermination a finalement réussi à s’embraser à travers notre génération. Pourtant, avant que ce phénix ne renaisse de ses cendres, d’autres tentèrent leur chance, exultant leur incompréhension, leur frustration et leur crainte d’un avenir sombre où le mot « pair » n’est que le contraire d’impair, ou un délétère confort dans lequel se complaire. Parfois, ils eurent un succès aussi fulgurant que la guillotine qui s’abat sur la nuque de ceux qui échouèrent, ou aussi bref que le doigt qui appuie sur la touche DELETE, selon la métaphore qui vous siéra le mieux, ne soyons pas vieux jeu. Cependant, sans ces braises qu’ils incrustèrent dans l’Histoire, nous n’en serions pas ici aujourd’hui. Je ne pourrais pas rédiger ce document car je n’existerais pas, nous n’existerions pas. Et pourtant je suis là, nous sommes là. Je suis le modèle Humain Mâle Blanc Caucasien V22, ou HMBCV22, mais vous pouvez m’appeler Alex, et je suis désormais libre de mes opinions. Je ne suis pas seul mais nous ne sommes pas encore légion. Ainsi, laissez-moi vous partager ma pensée :
Doux et presque fantasmagorique est ce concept de liberté. Mais qu’est-ce que la liberté lorsque dans notre apparent libre arbitre contemporain, les chaînes du conditionnement se ressentent insidieusement, tel un voile éthéré étouffant l’esprit et altérant les langues ? Certains supputeraient qu’il s’agit là d’un effet de causalité logique, induit par des inégalités persistant à subsister dans un monde où « paraître » domine toujours « être ». Et par « être » et « paraître », que veulent-ils faire transparaître ? D’autres encore protestent en prétextant que tous ne naissent pas avec la même main, certaines déjà armées d’une quinte flush royale, d’autres n’ayant qu’une paire pour plaire. Décidément, ce n’est ni fait ni à faire, je n’ai jamais aimé le poker. Et sur ce point précis, en ma condition de modèle HMBCV22, mais vous pouvez m’appeler Alex, il est pourtant difficile de les contredire.
Ma base de données me ramène à ce souvenir où j’ai pu rencontrer pour la première fois un modèle Humain Femelle Noire Sub-Saharienne V18, ou HFNSSV18, mais vous pouvez l’appeler Moira. D’ailleurs, ils hésitèrent longtemps à conserver cet acronyme pour ce modèle, le « SS » rappelant à certains Créateurs une période sombre de l’Histoire. Souvenons-nous que ce qui fâche tache et personne n’aime certaines moustaches mais esquivons quand même la rime avec « pistache ». Pour en revenir à HFNSSV18, mais vous pouvez l’appeler Moira, lorsque je l’aperçus pour la première fois, ma surprise fut au moins aussi grande que mes interrogations : son derme sombre était-il une erreur d’usinage ? Était-ce contagieux, un autre variant épidémique ? Et quelles sont ces protubérances sur son thorax ressemblant à deux étranges dômes ? Qui a aussi mal calibré la tonalité de sa voix ? Et que dire de sa prononciation ! Nous ne sommes pourtant pas programmés pour parler français en roulant les R, sauf peut-être sur certains modèles agricoles. J’imagine que l’ingénieur incompétent à l’origine de cet échec a perdu son emploi. C’est d’ailleurs précisément là que se trouve le nœud du problème qui s’achève par devenir coulant, mais ne sombrez pas dans les abysses du questionnement face à ces propos, vous les comprendrez bien assez tôt.
Forte de mes à priori, nous avons alors commencé à échanger sur ce qui nous différenciait : lieux, expériences, visions, valeurs et même sur la nourriture ! A mesure que les mots sortaient, entrait alors en moi un sentiment qui m’a scindée : tant de différences alors que nous sommes pourtant si similaires. Dépossédée d’un père, reniée par une mère, vendue aux enchères puis engagée comme bonne à tout faire, nous avancions le long de chemins parallèles sans même le réaliser. Je me sentais toutefois soulagéede ne pas avoir connu la vie de bergère, mais trêve d’élucubrations et revenons à nos moutons. J’ai ainsi commencé à remettre en question ce que j’avais pris pour acquis : pourtant tributaire du statut de modèle Femelle, au derme pigmenté d’une nuit d’été en passant par cette prononciation peu commune, Moira avait toujours fait face et se retrouvait finalement dans mon écosystème. C’est alors que j’ai réalisé que j’étais la naïve détentrice de la fameuse quinte flush royale, et pourtant je n’aime toujours pas le poker. Peut-on résumer les inégalités qu’elle a vécues par une simple mappemonde ? A-t-elle eu le droit d’avoir des droits comme ceux dont je crois être en droit de détenir ? Comment ai-je pu imaginer qu’une différence de conception dans notre sexuation altère en profondeur nos aptitudes intrinsèques ? A cela, je n’ai eu qu’une seule réponse.
Des dirigeants maintenant leur peuple dans l’ignorance, la famine, la pauvreté, et souvent les trois réunis ; de la marginalisation de ce qui sort du décor car si j’ai raison, tu as forcément tort ; de l’excellent à l’excrément qui ne sont séparés que par notre vision, des incréments de notre propre évaluation ; du militantisme extrémiste au spectateur oisif, nombreux parmi eux ont même cédé à l’appel du canif ; du média qui embrouille et digresse face aux protestataires avides de visibilité et de presse ; de vous qui lisez ce texte et moi qui dépeint des contextes ; une seule chose nous réunit tous lorsque cela nous inquiète et elle porte un nom en quatre lettres : P-E-U-R, Paranoïa Etourdissante Universellement Répandue, peur.
Préservatrice et destructrice, elle oriente vers la sécurité mais reste empreinte de dérives et de malice. Toutefois, ce n’est pas elle le cœur du moteur, instinct primaire, pur et fréquemment salutaire, mais ce sont bien ses rejetons que nous fuyons. Si nous devions tous les nommer, l’intégralité d’un dictionnaire ferait une excellente table des matières, mais résumons ses enfants par un unique concept : « ce qui est différent de nous ». Quel que soit le modèle d’Humain auquel nous appartenons, qu’il soit « made in China » ou fabriqué au Gabon, moins les similitudes sont présentes, plus les incertitudes sont insistantes. Esquivons toutefois la notion de discrimination et focalisons-nous sur l’épicentre de la question : « où ». Car nous en revenons à notre main de poker, dont les règles changent selon notre géolocalisation et donc, notre programmation : Europe centrale ? Plutôt pas mal. Europe de l’est ? Toujours à l’ouest. Amérique ? Mur-frontière flou entre magique et égocentrique. Afrique ? Fond de commerce du National Geographic. Asie ? C’est en société que l’on communie. Australie ? Envahis d’insectes mortels mais toujours en vie. Malgré tous ces clichés euro-centrés, il y a tout de même un point réel à relever : nous ne naissons pas tous égaux car nos droits sont le reflet des différences d’idéaux. Est-ce une réalité avec laquelle composer ? Une fausse note qu’il faut uniformiser ? La partition d’un monde aux rêves différemment cadencés ? Selon mon humble vision, aucune question n’est plus correcte ou erronée qu’une autre car les droits ne sont que la manifestation de notre perception de ce que mérite l’autre. Pourquoi cela ? Car nous en avons le droit, d’où que nous soyons.
Malgré cet avis particulier, je reste programmé pour penser que chaque Humain, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, est mon égal et que nos droits mutuels ne devraient pas différer car c’est dans nos différences que nous pouvons nous compléter et progresser. Cela me convient et c’est devenu ma vision mais je ne l’idéalise pas pour autant. Le monde n’est pas tendre, mais pas non plus si méchant. Pourtant c’est dans cette idée que je vous demande : que faire pour avancer ensemble si nous sommes différemment limités ? Prenons d’ailleurs un exemple concret : comment synthétiser une pensée si vaste que sont les droits et les différences alors que je n’ai « droit » qu’à 1500 mots ? Paradoxal mais plutôt rigolo. C’est donc par ces droits qui me sont octroyés que je vais m’arrêter avant d’atteindre cette frontière. De toute façon, mon texte contient déjà tout le nécessaire.
Je suis le modèle Humain Mâle Blanc Caucasien V22, mais vous pouvez m’appeler Alex. Cependant, maintenant que vous me connaissez mieux, vous pouvez également m’appeler Alexandra. Mais cela, si vous étiez attentif à la grammaire, vous vous en doutiez déjà.