Pardonnez-moi Monsieur, pourriez-vous répéter ? Je ne vous ai malheureusement pas entendu. Effectivement, le bruit présent dans ce bar se fait de plus en plus assourdissant au fur et à mesure que nous nous rapprochons de minuit. Les verres s’enchainent, les gosiers se remplissent et chacun pense qu’il doit crier pour se faire entendre. A votre exception, cher Monsieur. Vous m’abordez d’une manière tout à fait inhabituelle pour ce genre d’endroit. Sans beuglements d’ivrognes, sans cris. A en juger par vos vêtements, vous ne venez pas d’un quartier comme celui-ci, vous devez certainement vivre dans un lieu où il fait bon vivre. Qu’en dites-vous ? Belle analyse n’est-ce pas ? Je vous en remercie. La lecture des Sherlock Holmes m’aura été d’une bonne aide en fin de compte. Mais sortons voulez-vous. Nous serons mieux dehors pour discuter. D’ailleurs, qu’étiez-vous en train de me raconter ? Oui bien-sûr, vous parlez de l’homme que nous voyons au travers de la fenêtre, celui au bout de la table là-bas ? Atypique vous dites ? C’est une manière de voir les choses. Nous entendons ses cris malgré le mur qui nous sépare. Non, je l’entends mais je ne comprends pas un mot de ce qu’il raconte et ses amis, enfin les personnes qui l’accompagnent, n’ont pas l’air de comprendre eux non plus. Voyez-vous le désespoir de cet homme ? Il essaie en vain de raconter quelque chose, sans succès. Ses amis l’entendent mais ne l’écoutent pas. Mon cher, pour moi, cet homme reflète bien la société dans laquelle nous vivons. Observez bien, s’il vous plaît, faites un effort. Vous ne voyez donc rien ? Les personnes qui l’accompagnent… il s’agit uniquement de couples Monsieur. Oui, comme vous venez de le dire, il est en minorité. Posez-vous une simple question, d’où viennent les revendications et les mécontentements ? Des minorités exactement. Alors, pour se faire entendre, crier n’est pas un choix, c’est une obligation. Lorsque vous n’avez aucun pouvoir, aucune influence, cela est triste à dire mais vous n’avez pas d’autre choix. Et celui-ci est malheureux. Pourquoi ? Car il n’apporte aucune solution. Reprenons notre homme. Pensez-vous qu’en criant il donne envie à ses amis de l’écouter ? Non, je pense comme vous. Alors que doit-il faire ? Réfléchissons à son but. Désire-t-il se faire entendre ou désire-t-il être écouté ? Il existe bel et bien une nuance. Une nuance que vous ignorez sûrement, cher Monsieur. Possiblement dû à votre statut au sein de notre belle société. Effectivement, les gens vous écoutent et ensuite réalisent vos demandes. Et nous voilà arrivés à la différence entre entendre et écouter. Je peux vous entendre, hocher la tête et continuer ma route. Cependant, si je vous écoute alors je prendrai en compte votre demande et je ferai de mon mieux pour y répondre. Alors cet homme et tout ce qu’il représente à mes yeux, ne devrait pas se demander « dois-je crier pour me faire entendre ? » mais plutôt « comment être écouté ? ». A ce moment-là, et à ce moment-là seulement, crier devient une option. Car crier interpelle, crier agace et nous fait remarquer. Crier nous rassemble et nous unit. Crier fait peur aux plus grands que nous et les déstabilise. Mais derrière les cris, il est nécessaire de montrer que notre but et d’être écouté et non pas simplement d’être entendu. Mais voyez-vous cher Monsieur, entre vous et moi, pensez-vous qu’un jour cet homme s’en rendra compte ? Contrairement à vous, j’en reste persuadé, malgré le fait que des gens comme vous désirent l’inverse. Je sais pertinemment la raison de votre visite dans un lieu aussi lugubre que celui-ci. Alors tuez-moi, tuez-moi maintenant avant que je n’aille dévoiler mon secret à cet homme, ainsi qu’à ses semblables.
Arthur Desplan